À cinq heures du matin, il fait encore nuit en été et très froid en hiver.
Toute la ville de Solesmes dort à poings fermés tandis que la vieille cloche de l’abbaye fait entendre sa note ancienne.
Les moines sont appelés à chanter la première heure du jour.
Des silhouettes silencieuses se dirigent vers l’église, faisant glisser leurs habits noirs sur le sol de pierre.
Peu à peu, leurs voix entonnent les antiennes, les lectures et les psaumes à la gloire de Celui qui les a convoqués.
« Qui bene cantat, bis orat » (Qui chante bien, prie deux fois) enseignait saint Augustin.
À Solesmes, les moines chantent sept fois par jour, trente-cinq heures par semaine, explique le Père Paul-Alain.
La plénitude de la joie surnaturelle qui remplit leur âme se lit dans les yeux pétillants des moines.
Cette coutume se répète depuis 1 500 ans à l’abbaye de Saint-Pierre de Solesmes, dans la Sarthe, comme un avant-goût terrestre de la vie éternelle.
Un millénaire et demi qui n’a pas été de tout repos.
L’enfer s’est abattu sur Solesmes, qui a dû être reconstruite en 1869.
La Révolution française n’a pas toléré cette antichambre de la Cour céleste, dont l’égalitarisme révolutionnaire ne pouvait même pas prononcer le nom sans blasphémer, et l’a ruinée.
En 1833, parmi les ruines laissées par le typhon de la haine révolutionnaire, un jeune homme rêva des moines qui animaient autrefois ce lieu détruit où les anges semblaient pleurer.
Il s’appelle Prosper Pascal Guéranger, né en 1805, fervent admirateur des magnifiques groupes sculptés des « Saints de Solesmes » réalisés aux XVe et XVIe siècles.
Il deviendra ecclésiastique et réunira les moyens d’acheter et de restaurer le prieuré.
Il finira par être l’homme qui symbolisera le redressement de l’ordre bénédictin au XIXe siècle et le grand restaurateur du chant grégorien.
Dom Guéranger a ouvert la voie mystique des hommes qui, parfois avant l’âge de 20 ans, entendent l’appel de Dieu et s’engagent dans ce que le commun des mortels appelle un désert, mais qui communique un avant-goût du Ciel.
Mais ils réalisent que le désert du désespoir se trouve dans l’agitation du monde.
Le Père Rafael était diplômé des Mines et un bel avenir s’ouvrait devant lui. Mais il lui manquait quelque chose d’énorme.
« La société moderne ne travaille que pour l’argent. Mais ce n’est pas le but de la vie humaine ! C’est alors que le Christ est venu me chercher. C’était comme si une lumière se dirigeait vers moi et me pénétrait complètement. J’ai perçu une intelligence, une personne derrière cette lumière qui m’a dit : “Je te connais et je t’aime”».
Le 8 décembre 2011, Raphaël entre au noviciat de Saint-Pierre de Solesmes.
L’emploi du temps du moine est extraordinairement chargé. Réveil à 5h pour chanter en grégorien : Matines à 5h30 et Laudes à 7h30. Messe à 10h00. Office de Sexte à 13h00 ; None à 13h50 ; Vêpres à 17h00 et Complies à 20h30.
« Le chant grégorien, comme toute forme de beauté, contient quelque chose de Dieu », explique le prieur, le père Geoffroy. Si tant de visiteurs sont touchés par Solesmes, c’est parce qu’ils font une expérience sensible de la foi à travers le chant. Souvent, ce sont les personnes les plus éloignées de l’Eglise qui sont les plus touchées par cette expérience, même lorsqu’elles ne comprennent pas le latin, qui leur révèle le caractère infiniment sacré de Dieu ».
« J’ai parfois l’impression, dit l’écrivain Julien Green, que ces religieux vivent un immense rêve liturgique alors qu’en réalité, ce sont eux qui vivent et nous qui vivons dans un rêve qui tourne sans cesse au cauchemar ».
Chaque matin, avant la messe, chaque bénédictin lit un passage de la Bible ou des écrits des Pères et des Docteurs de l’Eglise.
Certains font un véritable travail de recherche qui aboutit à des publications. Des livres sont lus pendant les repas et la bibliothèque de l’abbaye est d’une richesse inouïe.
En plus du travail intellectuel, ils font du travail manuel : certains sont boulangers, d’autres tailleurs, cordonniers, jardiniers, relieurs, menuisiers… Tous au service de la communauté monastique.
Frère Lionel témoigne : « Je prie en travaillant le bois. Par le travail manuel, l’homme est appelé à participer à l’œuvre de la Création.Et même si nous commettons des erreurs, le travail humain est infiniment préférable au travail de la machine.La perfection de la machine s’oppose à la perfection de l’âme humaine, et de Dieu qui est en elle, achevant l’œuvre de la création.
Regardez cette planche de bois avec ses nœuds et ses imperfections : n’est-elle pas l’image de l’âme humaine avec ses aspérités et ses limites que Dieu vient combler de sa grâce ? »
Frère Lionel part s’occuper de ses pauvres miséreux qui viennent de toute la France car ils savent qu’à Solesmes, conformément à la Règle de Saint Benoît, ils sont accueillis comme s’ils étaient le Christ lui-même.
Alors, à quoi sert un moine au XXIe siècle ?
« Par définition, le moine ne sert à rien aux yeux du monde », répond Frère Geoffroy. « On ne peut attendre de nous ni efficacité ni rentabilité. »
Ils ne font qu’une chose aux yeux des autres : ils fascinent. On les recherche, ne serait-ce que pour passer un moment près d’eux, les voir prier et ressentir un peu de la paix qui réside en eux.
« L’homme, dans son essence, est animé par le désir de l’infini », dit le Frère Boralevi. « Il a besoin de sentir qu’il est possible d’avoir une relation comme celle que nous avons avec Dieu.
Cette relation constante de cœur à cœur avec notre Créateur est la vocation ultime de tout être humain ».
Certains de ceux qui frappent à la porte du monastère sont à des années-lumière de la religion chrétienne, mais tous sont les bienvenus.
L’attrait est énorme, mais peu s’engagent. Il est difficile de renoncer aux exigences de la vie moderne.
Ces dernières offrent une illusion de liberté et une bien pâle idée du bonheur.
« Seule la foi en notre Sauveur peut combler l’âme humaine, car elle communique une immense espérance », ajoute le frère Geoffroy.
Sources : https://catedraismedievais.blogspot.com/2020/02/abadia-milenar-de-solesmes-uma-arca-de.html
« Dans le secret d’une abbaye millénaire », Ghislain de Montalembert, « Le Figaro Magazine », 20 décembre 2019, pp. 50-61.
Photo : Giogo, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons