Par Roberto de Mattei
Le spectre de la conférence de Yalta plane sur l’Europe tandis que les observateurs internationaux s’interrogent sur la possibilité de la fin de la guerre entre la Russie et l’Ukraine et sur le contenu d’un éventuel cessez-le-feu.
Il est encore trop tôt pour entrer dans le vif des négociations en cours entre les États-Unis et la Russie, mais l’analogie avec les accords de Yalta de 1945, plus que l’aspect géopolitique, semble concerner la relation psychologique entre les interlocuteurs. Un ancien essai du historien français Arthur Conte, Yalta ou le partage du monde. 11 février 1945 (Robert Laffont, 1964, trad. it., Gherardo Casini, 1967) nous aide à comprendre une certaine similitude entre les négociations actuelles et celles qui se sont déroulées il y a quatre-vingts ans sur la mer Noire.
Joseph Staline, le vieux compagnon de lutte de Lénine, devenu maître de toutes les Russies, fut le protagoniste incontesté de la rencontre qui se déroula en Crimée, du 11 au 14 février 1945, entre les dirigeants des trois puissances victorieuses : les États-Unis, l’Angleterre et la Russie. Staline était un homme qui avait passé toute sa vie dans les complots, à les ourdir ou à les déjouer. « Banal et dangereux comme un poignard du Caucase », disait de lui l’écrivain révolutionnaire Victor Serge. Le dictateur russe considérait l’Occident comme une société malade, vouée au déclin et à la mort, selon les théories de Marx sur l’évolution de la société. Malgré sa maladie, l’ennemi capitaliste était capable de convulsions finales et, pour se défendre, Staline était convaincu de la nécessité de créer une chaîne d’États tampons autour des frontières de son pays. Le dogme de l’encerclement le hantait. D’où l’objectif d’obtenir, aux frontières de l’URSS, le plus grand nombre possible de zones de protection, contrôlant d’une manière ou d’une autre la majeure partie de l’Europe centrale et orientale.
Staline craignait Churchill et avait son interlocuteur privilégié en la personne du président américain Franklin Delano Roosevelt, arrivé malade et affaibli à Yalta. Roosevelt était malade depuis qu’il avait été frappé par la poliomyélite alors qu’il était très jeune. Issu d’une famille riche, c’était un narcissique qui n’avait jamais eu de soucis d’argent et qui, dans sa quête du pouvoir, n’avait jamais abordé en profondeur les problèmes importants de son époque. Il était arrivé à Yalta dominé par deux idées : mettre fin à la guerre le plus rapidement possible et organiser une paix durable. Par-dessus tout, il caressait le rêve d’être « l’homme de la paix » et donc le plus grand homme de tous les temps. Il était convaincu que le seul moyen de parvenir à la paix était de créer une Organisation des Nations Unies à laquelle la présence de l’URSS et des États-Unis conférerait l’autorité qui avait fait défaut, dans les années 1930, à la malheureuse Société des Nations. Roosevelt était prêt à payer n’importe quel prix pour obtenir l’adhésion de Staline à son projet. Son opinion superficielle sur l’autocrate du Kremlin ressort de la réponse impatiente qu’il a donnée à l’ambassadeur William Christian Bullitt, qui tentait de le mettre en garde : « Bill, je ne conteste pas la logique de ton raisonnement. J‘ai juste l’impression que Staline n’est pas ce genre d’homme. Harry [Hopkins] dit qu’il ne l’est pas et qu’il ne veut rien d’autre que la sécurité pour son pays, et je pense que si je lui accorde tout ce que je peux lui donner et que je ne lui demande rien en retour, noblesse oblige, il ne cherchera pas à annexer et collaborera avec moi pour une monde de démocratie et de paix » (https://time. com/archive/6824640/historical-notes-we-believed-in-our-hearts/).
Harry Hopkins, haut dignitaire de la franc-maçonnerie, était le principal collaborateur de Roosevelt et affirmait : « Il ne fait aucun doute que les Russes aiment le peuple américain. Ils aiment les États-Unis. Ils ont plus confiance en eux qu’en toute autre puissance dans le monde ».
Roosevelt revint de Yalta convaincu d’avoir réussi à apprivoiser Staline. Pourtant, les intentions de Staline étaient claires : les pays baltes faisaient déjà partie intégrante de l’Empire soviétique, il cachait à peine son intention de soviétiser la Finlande et la Yougoslavie, il tenait la Bulgarie en main et un coup d’État était en cours en Roumanie. À Yalta, le communisme international a pris conscience de la naïveté de l’Occident. La soviétisation de l’Europe de l’Est, la victoire de Mao Tsé-Toung en Chine, la chute de la Corée et de l’Indochine, le mur de Berlin, la conquête de Cuba, tout cela découle, selon Arthur Conte, de la victoire de Staline à Yalta. Et c’est aussi dans les accords de Yalta qu’il faut chercher la cause et l’inspiration des grandes campagnes russes d’après-guerre en faveur du pacifisme.
Le caractère de Trump et son projet politique sont certainement différents de ceux de Roosevelt. Mais que penser de l’agent immobilier Steve Witkoff, à qui le président américain a confié le lancement des délicates négociations entre la Russie et l’Ukraine ? Witkoff a été interviewé par Tucker Carlson le 21 mars 2025, pour discuter de sa rencontre avec le président russe, qui a eu lieu à Moscou la semaine précédente. Au cours de l’interview, Witkoff, face à un Carlson presque ému, a rapporté que Poutine avait commandé un magnifique portrait de Trump au meilleur artiste russe, et qu’il le lui avait donné pour qu’il le porte au président, qui en avait été touché. Poutine lui a également dit qu’il était allé à l’église pour prier pour Trump après l’attentat du 14 juillet dernier en Pennsylvanie. Pour l’envoyé de Trump, Poutine «n’est pas une mauvaise personne» et «ne veut pas conquérir tout le Vieux Continent», au contraire, a-t-il dit, c’est un «grand» leader qui cherche à mettre fin au conflit en cours depuis trois ans entre Moscou et Kiev. «J’ai aimé. J’ai pensé qu’il était sincère avec moi », a réaffirmé Witkoff (https://www.youtube.com/watch?v=acvu2LBumGo).
En écoutant l’interview, on est frappé par l’optimisme et l’inexpérience de l’envoyé de Trump face à un vieux renard du KGB tel que Vladimir Poutine. Cela ne signifie pas que le président américain partage les impressions de son collaborateur. Il est très difficile d’entrer dans l’esprit de Trump, même s’il est plus bavard et extraverti que Poutine. La stratégie du chef du Kremlin a cependant l’avantage d’être claire, car elle a été exprimée à plusieurs reprises au cours des quinze dernières années. Dans un entretien avec le même Tucker Carlson le 9 février 2024, après une longue leçon d’histoire, Poutine a soutenu que depuis ses origines, l’Ukraine fait partie historiquement de la « Grande Russie » et qu’elle le redeviendra. À d’autres occasions, il a indiqué que son modèle était Staline, qu’il considérait comme le patriote qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, a gagné « la grande guerre patriotique » et a restauré l’unité de la Russie, lui rendant son rôle de grande puissance. Pour atteindre cet objectif, il était nécessaire pour Staline de dissiper les craintes que les Anglo-Saxons pouvaient nourrir au sujet de ses intentions révolutionnaires. Entre autres choses, il a donc décidé que l’Internationale ne serait plus l’hymne national. La nouvelle hymne, composée par Aleksandr Aleksandrov sur des paroles de Sergej Michalkov et Gabriel El-Registan et diffusée pour la première fois à la radio russe le 1er janvier 1944, scandait le refrain : « Gloire à toi, notre patrie libre – rempart sûr de l’amitié des peuples – la bannière soviétique, la bannière nationale, vole de victoire en victoire ! ». Abolie lorsque le régime soviétique s’est effondré en 1991, la mélodie a été réadoptée par Poutine en 2000 comme hymne national de la Fédération de Russie et exprime sa volonté de puissance.
Comme l’a expliqué l’ancien chef du KGB de Moscou, le général Evgeny Savostyanov, aujourd’hui en exil, dans un entretien accordé au « Corriere della Sera » le 25 mars : « Poutine n’acceptera un cessez-le-feu complet que lorsqu’il sera sûr de pouvoir atteindre ses grands objectifs. Il veut absolument entrer dans l’histoire comme « le grand rassembleur des terres russes », celui qui a inversé la désintégration de l’Empire commencée en 1867 avec la vente de l’Alaska aux États-Unis. Ce n’est pas seulement pour lui-même. L’inclusion dans un État unique de l’Ukraine et de la Biélorussie lui permettrait d’augmenter « sa » population jusqu’à environ 188 millions d’habitants, avec une augmentation des ressources de mobilisation, du marché intérieur de la consommation et des cadres de travail. C‘était une théorie chère au vieux KGB : plus la Russie est petite, plus elle devient ingouvernable : son objectif principal a un fondement à la fois pratique et idéologique. « L’Europe doit se réveiller », conclut Savostyanov. Mais l’avertissement vaut également pour les Américains.
Source : www.corrispondenzaromana.it/da-yalta-a-mosca-1945-2025/
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