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La force et la beauté d’une ruine

Par GABRIEL J. WILSON

Enrichie aux portes de Paris par les eaux vertes de son principal affluent de l’est, la Marne, la Seine serpente paresseusement de la capitale française vers la mer, en passant par la belle et ancienne capitale de la Normandie : Rouen, fondée au IIe siècle. Sur ce dernier tronçon, ses imposantes falaises de calcaire blanc forment un véritable mur sur sa rive droite, abritant de nombreuses habitations dites « troglodytes ». Beaucoup y font leurs caves, leurs entrepôts, leurs habitations et même leurs églises.

La Normandie ! L’une des plus belles et des plus typiques régions de France, avec ses belles cabanes aux poutres simulées, recouvertes de colmo (paille de blé ou de seigle). Sa population souriante et accueillante, comme l’était la Normande Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, ne semble pas rapporter son origine aux terribles Vikings venus du nord, notamment de Norvège et du Danemark.

Pourtant, il en fut ainsi.

Une immersion dans l’histoire

La France, comme chacun sait, est issue de l’ancienne Gaule, dominée par les Romains 50 ans avant Jésus-Christ. Plus tard, les Francs, originaires de Germanie, s’installent au nord de la Lutèce romaine pour conquérir le cœur de ce qui deviendra leur royaume. La conversion de Clovis en 496 fut en quelque sorte pour les Francs ce que la conversion de Constantin fut pour l’Empire romain en 313.

Christianisées dès le IIe siècle, Rouen et sa région sont occupées par Clovis en 497. Les premiers monastères qui y sont fondés datent du VIe siècle.

Au milieu du VIIe siècle, à l’époque mérovingienne, le roi Dagobert a pour chancelier Audenus, proche de Philibert et de Vandregisilus. Les trois amis furent canonisés par l’Église, à une époque où la sainteté était prise au sérieux… Saint Ouen en français fut ensuite évêque de Rouen et fonda dans cette ville la célèbre abbaye qui porte encore aujourd’hui son nom. Vandregisilo ( Wandrille ) fonda en 649 l’abbaye de Fontenelle, aujourd’hui appelée Saint Wandrille, également au bord de la Seine. Peu après, en 654, Saint Philibert érige l’abbaye de Jumièges, située entre les deux abbayes précédentes, sur la rive droite du troisième méandre de la Seine après Rouen, à un peu plus de 20 kilomètres de la capitale. Après la mort du fondateur en 685, l’abbaye fut décimée par une épidémie qui tua plus de 400 moines.

Vue actuelle des ruines de l’abbaye de Jumièges

Cependant, comme Fontenelle, Jumièges se développe rapidement. Un document 1 fait état de 114 moines en 826, d’autres sources moins fiables parlent de 900 moines au siècle précédent. Favorisée par les dons des rois et des grands seigneurs, l’abbaye de Jumièges se fait connaître par sa générosité envers les nécessiteux et les pèlerins.

Mais son histoire ne fait que commencer. En effet, depuis le IIe siècle, les côtes de la Manche étaient régulièrement envahies par les audacieux guerriers vikings venus de Scandinavie. Au début du IXe siècle, les hommes du nord – d’où le nom de Normands – reviennent s’installer. En 841, pénétrant par la vallée de la Seine, ils incendient Rouen et Jumièges, et assiègent même Paris (855).

La paix est obtenue par un traité par lequel le roi des Francs confère au chef viking Rollon le titre de duc de Normandie. Le roi Charles III, le simple, leur cède des terres en 911 et 924. Les Normands, apaisés, permettent aux moines de retourner dans leurs monastères. Lorsque le deuxième duc de Normandie, Guillaume, à la longue épée, découvre les ruines de Jumièges au cours d’une chasse, il décide de faire reconstruire l’abbaye. Il demande à sa sœur, mariée au comte de Poitiers, de trouver des moines pour y vivre. Avec l’appui du duc, les moines purent ainsi reconstruire Jumièges. Cela se passa vers 940.

Avec l’assassinat du duc Guillaume en 942, la Normandie connaît de nouveaux bouleversements. Le gouverneur de Rouen, Raoul Torta, fait alors détruire l’abbaye afin d’utiliser ses pierres pour réparer une forteresse. Mais un nouveau souffle apparaît vers l’an 1000, lorsque le duc Richard II envoie de l’abbaye de Cluny le moine Guillaume de Volpiano, dont le disciple Thierry devient abbé de Jumièges, avec autorité également sur les abbayes de Bernay et du Mont St-Michel. Il décide de reconstruire et de restaurer l’église abbatiale Notre-Dame. Mais l’œuvre ne pourra être achevée que par son successeur, Robert Champart, en 1040.

Terre de conquérants

L’histoire de la Normandie est parallèle à celle de l’abbaye. En 1066, Guillaume, dit le bâtard, conquiert l’Angleterre. Il est donc connu sous le nom de Guillaume le Conquérant, ce qui donne à une grande partie de la noblesse anglaise une origine normande. Plus tard, certains de ses descendants s’illustreront dans les croisades, comme Richard Cœur de Lion.

Un autre conquérant normand, Robert de Hauteville, également connu sous le nom de Robert Guiscard, organisa une expédition dans le sud de l’Italie pour s’emparer de l’ensemble de la péninsule méridionale des Byzantins et de la Sicile des Sarrasins musulmans.

C’est ainsi que les épées des anciens barbares ont servi la chrétienté contre les infidèles.

« Dieu écrit droit sur des lignes tordues », dit un adage. C’est exactement ce qui s’est passé. Un peuple barbare est devenu civilisé et illustre.

L’abbaye millénaire de Notre-Dame de Jumièges n’a été détruite qu’en 1790, plus de mille ans après sa fondation, par la haine des suppôts de la Révolution française.

Ses pierres furent mises en vente comme s’il s’agissait d’une carrière. En visitant les vestiges de ce monument antique en 1835, Victor Hugo fut frappé par sa beauté. L’historien Robert de Lasteyrie du Saillant le considère à son tour comme l’une des plus admirables ruines de France. Aujourd’hui encore, il attire des milliers de visiteurs.

La vie monastique

Comment une ruine peut-elle marquer l’esprit ? À Jumièges vivaient des âmes qui ont accepté la souffrance et l’anonymat pour l’amour de Dieu. Elles y pratiquaient l’humilité dans la prière, l’étude et le travail.

La Règle de saint Benoît considère l’oisiveté comme l’ennemie de l’âme. C’est pourquoi elle précise que les moines doivent alterner, à heures fixes, la prière, la lecture spirituelle et le travail manuel.

« Ora et labora » est la devise de l’Ordre. Ainsi, outre le chant de l’office et des autres prières communes, une partie de la journée bénédictine est consacrée au travail manuel, sans lequel la communauté ne pourrait survivre. Chaque monastère doit subvenir à ses besoins afin de préserver la liberté de pratiquer la Règle et la vertu. Il y a aussi l’indispensable travail intellectuel, sans lequel les moines ne pourraient pas cultiver leur âme. C’est pourquoi beaucoup d’entre eux passaient une grande partie de leur temps à lire et à copier des manuscrits. C’est pourquoi les monastères sont devenus des centres de vie intellectuelle et des centres de sainteté, tout en formant de véritables artistes à la reproduction et à l’illustration des manuscrits.

L’ennemi par excellence de tout ordre, de toute splendeur, de toute harmonie, de toute inégalité et, par conséquent, de toute variété parmi les êtres de la Création, c’est ce que Plinio Corrêa de Oliveira appelle la Révolution. 2

Là où il y a l’amour des inégalités harmonieuses et proportionnées, il y a l’ordre. Là où il y a de l’ordre, il y a de l’amour pour Dieu, parce qu’il est l’auteur de toutes les inégalités proportionnées et justes. Les Normands aimaient les inégalités et l’ordre nés de l’Europe médiévale, c’est pourquoi ils comprenaient la grandeur de la religion chrétienne, c’est-à-dire la religion catholique, apostolique et romaine.

C’est aussi pourquoi la Révolution française, sous toutes ses facettes et formes, a été l’ennemie la plus néfaste du christianisme en ce qui concerne l’ordre temporel. Comme l’est de nos jours le soi-disant progressisme par rapport à la vraie religion catholique, ennemie de toutes les saines inégalités et donc de Dieu lui-même.

Et quand on aime Dieu l’épée à la main comme sainte Jeanne d’Arc, ou le chapelet à la main comme tant de saints, on comprend la valeur de la lutte. Quand on aime Dieu au point de donner sa vie pour Lui, l’âme émet, pour ainsi dire, un parfum qui lui est propre et qui conquiert tout. Seule une âme qui a su lutter et souffrir, comme celle de sainte Thérèse, peut conquérir d’autres âmes pour la véritable Église, aujourd’hui dévastée par les ennemis intérieurs les plus abominables de tous les temps.

Dans le contexte de la France – et de la France révolutionnaire d’aujourd’hui – la Normandie est un jardin, dans lequel se détache une fleur : Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus… En jouant le rôle de Sainte Jeanne d’Arc, elle évoquait une combattante émérite, l’épée à la main, contre les infidèles. Mais elle fut surtout le prolongement des moines contemplatifs de Jumièges, conquérants d’âmes et héros !

Notes.

1 . Livre de confraternité , de l’abbaye de Reicheneau, à laquelle l’abbaye de Jumièges était liée par une communauté de prières.

2 . Révolution et contre-révolution, Tradition et Action, Lima, 2005.

Source : https://www.tesorosdelafe.com/articulo-1154-la-fuerza-y-la-belleza-de-una-ruina

Source photo : JDesplats, CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons

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